Un voyage de bethleem à Nazareth en 1914
Par Edouard Lanusse Médebielle
" C'était le 21 septembre, tandis que l'aurore n'apparaissait pas encore, là bas, au dessus des monts de Moab, dans l' humble chapelle du Carmel de Bethleem, nous prononcions, six novices, la formule des voeux temporaires. Notre coeur était dilaté par l'amour et la reconnaissance, et de douces larmes, des larmes de bonheur coulaient de nos yeux. Quel moment délicieux! Oh! comme on se sentait alors près de Jésus! Comme nous aurions voulu rester longtemps près de son tabernacle! Mais non, à peine soldats du christ, il nous fallait entrer en campagne. L'étape était marquéé: Bethleem - Nazareth, par Jaffa et Caïpha. C'est pourquoi une heure après la touchante cérémonie, nous étions sept voyageurs dont cinq nouveaux profes, sur la route de Bitter car c'était là que nous devions prendre le train pour Jaffa.
En quittant la demeure où s'était écoulée l'année si douce, si tranquille du noviciat, en nous éloignant pour deux ans de notre bien aimé Père maître, des autres bons Pères et de nos frères chéris, notre coeur sentait un peu le deuil l'envahir, et nous aurions voulu ne rien laisser après nous de ce que nous avions aimé, mais la vie est faite de séparations: il fallait une fois de plus en faire l'expérience. Le soleil matinal dardait déjà ses rayons avec force,quand nous parvînmes sur la colline de Beit-Djalla qui domine Bethleem. Un dernier regard sur le Carmel dans la direction de la crèche pour tout bien garder dans nos coeur et nous nous enfonçâmes dans la montagne par un sentier des plus rocailleux. Nous avions à nous transmettre les impressions de la cérémonie du matin, celles de dix jours de retraite, aussi la causerie commence t-elle joyeuse mais recueillie. Après avoir serpenté pendant trois quarts d'heure nous arrivâmes à Bitter; nous avions devancé le train mais l'attente ne fut pas longue. Le temps de faire enregistrer nos paquets et nous montions tous dans un même compartiment, où était déjà installée une compagnie des plus variées. Un coup de sifflet et nous voila en route.
Notre départ avait été si hâté que nous n'avions pas encore eu le temps de faire notre méditation. Nous nous recueillimes donc du mieux que nous pûmes et pendant près d'une heure, nous repassâmes dans notre esprit tous les bienfaits dont Dieu nous avait comblés. Je n'ose pas dire que les cantiques de cinq ou six russes qui étaient à coté de nous, nous aidèrent dans les affections à produire, parce que, si les paroles étaient touchantes, nous ne le remarquâmes guère, mais l'air était si pieux que l'âme s'évelait tout naturellement vers Dieu. Notre méditation finie, un de nos frères qui avait dû s'installer à l'extrèmité du compartiment vient confidentiellement demander à quelqu'un de bien vouloir lui ceder sa place et d'aller prendre la sienne " Je ne puis rester là dit-il je me trouve en face d'un homme vilain comme un démon" Ce démon n'était autre qu'un brave indou à qui la nature n'avait guère prodigué ses grâces. Ceux d'outre Rhin auraient dit qu'il était "colossal". Rien d'étonnant que le courage ait abandonné notre bon frère; quand en effet, notre homme baillait, il aurait bien pu l'avaler, mais s'il était laid, il n'avait pas l'air méchant, malgré ses gros yeux et sa grosse tête. Ses compagnons, ils étaient trois ou quatre, semblaient un peu plus gracieux. L'un deux nous amusa beaucoup, coiffé d'un turban vert, chantant,riant, crachant,se mouchant ( il n 'avait pas de mouchoir naturellement), il faisait prendre à ses jambes toutes les positions qu'il voulait et cela machinalement. La position où il avait l 'air le plus à l'aise était les jambes sur la banquette et lui assis dessus. A nos coté se trouvait un marocain très gentil. Au moment de notre déjeuner nous lui offrîmes quelques figues; il refusa d'abord poliment; comme nous insistions, il les prit. Mais tirant aussitot de son panier des raisins, il nous força d'accepter à notre tour. Cette générosité nous fit grand plaisir.
Le train marche depuis longtemps. Nous achevons de traverser la plaine de Jaffa entre de longues rangées d'orangers; tous ces arbres sont couverts de poussière et ne présentent pas du tout un coup d'oeil agréable.; Que voulez-vous? le vert est rare en été en Palestine! Le train s'arrète; nous somme à Jaffa. Il n'y a pas de temps à perdre, le bateau part à midi. C'est pourquoi nous nous dirigeons à grands pas vers l'embarcadère. A peine un moment de halte à Casa Nova oû notre groupe se grossit d'un voyageur et nous voilà sur la barque. La mer est un peu agitée. Il n'en faut pas davantage pour bouleverser un de nos frères,qui, pour lutter victorieusement contre l'ennemi intérieur, s'accroupit au fond de la barque, ferme les yeux et tâche de penser aux anges.Ceux que le mal de mer n'effraie pas sont contents d'étre mollement bercés par les vagues.Ils regardent avec plaisir le mouvement des rames régularisé de temps en temps par les voix des rameurs qui répondent tous en coeur à une invocation du maître barquier; celui-ci debout sur le rebord se tient en équilibre parfait. Enfin nous voilà près du Khédivier, un petit saut bien mesuré de la barque à l'escalier du bord et l'on est sur le bateau. Malheur à celui qui ne sait pas saisir la seconde propice pour passer de la barque à l'escalier du bateau. Ils sont nombreux ceux qui ont pris un bain en bonne et dûe forme. Il n'arriva, par bonheur, nul accident de ce genre à aucun de nous. Mais nos paquets, hélas! Dans quel piteux état ils étaient! Faits avec du papier, ils n'avaient pu résister au transport du train à la barque et de la barque au bateau. Des mouchoirs, des chemises couraient ça et là; nous dûmes les refaire presque tous. Autres affaire, croyant que le Khédivier quittait Jaffa à midi, nous n'avions pris que place de pont, mais voilà qu'on nous dit qu'il ne part que le soir. Force est de prendre place entière et nous montons sur le pont de seconde. Nous eûmes là une scène qui nous ennuya fort. Un portefaix dont l'oeil disait "chou" à l'autre nous ayant porté du pont à la cabine trois paquets sans que personne le lui demandât, prétendit recevoir pour ce léger service un salaire de deux francs. On lui offrit un pourboir tres convenable. Il le prit et le jeta par terre. " C'est bien, lui dit-on, puisqu'il en est ainsi tu n'auras rien du tout" et on s'en alla. Mais lui, s'attachant à nos pas, jura de ne nous quitter qu'après avoir reçu ce qu'il demandait. Comme il murmurait tout haut et que cela était tres désagréable, on lui présenta un pouboire plus que le premier.Il le prit et d'un geste dédaigneux le jeta à la mer. A cette vue un fils de saint François se leva d'un bond et marchand sur l'importun, il vous le soigna d'importance.
Nous étions tranquille, le bateau ne s'ébranla que vers huit heures du soir. Peu à peu les lumières de Jaffa disparurent derrière nous et nous fûmes plongés dans l'obscurité. C'était le moment de faire la prière du soir. Tous ensemble, au beau milieu du pont, sans géner cependant personne, nous récitâmes les litanies des Saints et après un quard d'heure d'examen général , nous laissâmes le sommeil s'appesantir sur nos paupières. Le lendemain matin vers six heures nous entrions dans le golfe de Caîpha. Il a la forme d'un fer à cheval, le centre est occupé par Caîpha, les deux extremités par le mont Carmel et Saint Jean d'Acre. Aussitôt que le bateau fut arrêté, nous débarquâmes par une mer peut etre un peu plus calme qu'à Jaffa. Mais encore hélas! nos paquet! Bien que refaits, ils se défaisaient toujours et il fallait veiller avec soin à ne rien laisser en route. Sur le quai un officier turc se presente. "qui étes vous nous demande t-il? Des français ou des anglais? des français! passez! nous passons. Du quai il fallut se rendre à la douane. Oh! c'est ici qu'on apprend à connaitre les turcs! Il vous font tout payer en "bachiches" même se qui ne devrait rien payer. Ils ont ainsi l'air de vous faire une grace, alors qu'ils font tout le contraire. Enfin moyennant force bachiches, nous passâmes, nous mîmes nos paquets qui n'étaient plus maniables sur une voiture,et nous allâmes les déposer en lieu sûr. Après quoi il fallait les uns dire la messe, les autres l'entendre.Le mont Carmel était là en face de nous; on l'escalade. Cette escalade n'est pas trop pénible mais la route était si poudreuse qu'en arrivant en haut nous étions totalement couverts de poussière. Oh! la belle chapelle que celle du couvent du Mont Carmel. Qu'il est doux , surtout un second jour de profession d'y recevoir Jésus par les mains de Celle qui nous a donné une arme invicible contre la mort. Après l'action de grâces, nous fimes honneur au petit déjeuner qu'on nous offrit. La montée nous avait donné de l'appétit et puis des estomacs de vingt ans, ça mangerait toujours! Ensuite on voulut bien nous faire visiter le couvent. Sur la porte de chaque cellule on pouvait lire la sentence favorite de celui qui l'habitait. " heureux les coeurs purs car ils verront Dieu" disait l'une. " bienheureux les pauvres d'esprit parce que le royaume des cieux est à eux" disait une autre .La bibliothèque qui servait en même temps de musée était bien grande mais à part de gros volumes arabes, je ne serais dire ce qu'il y avait car nous n'y fîmes que passer. Nous montâmes sur la terrasse, de là, on voyait sous nos yeux se dérouler un spectacle splendide. C'était à nos pieds, Caîpha avec son aspect moitié arabe, moitié européen à notre gauche le port où stationnaient encore le vaisseau qui nous avait portés et un vaisseau français; ça et là des barque sillonnaient en tous sens le golfe: c'était ensuite la mer immense qui s'étendait comme un miroir d'argent avec à l'horizon un léger brouillard. A notre droite c'était les montagnes de Galilée, les unes regardants par dessus les autres pour se faire voir toutes avec leurs pieux souvenirs; la plaine d'Esdrelon qui serpentait comme un fleuve entre les collines dénudées. Enfin derrière nous, c'était encore la mer qui venait mourir tout doucement presqu'à nos pieds.Par un escalier qui portait ces mots" si descendero in infernum, ades" , nous descendîmes pour visiter la chapelle, nous ne l'avions point fait après la messe.Nous pûmes arriver jusqu'auprès de la Madone miraculeuse, lui baiser le pied et la considérer tout à notre aise. Quelle ne fut pas notre surprise en voyant qu'elle était décorée de la Légion d'Honneur? Nous la félicitâmes et nous lui dîmes adieu en nous mettant sous sa protection toute puissante. En sortant du couvent, nous nous arrètâmes un instant devant le mausolée sous lequel reposent depuis plus de cent ans des soldats français morts pour leur pays. Chacun fit monter de son coeur une courte mais ardente prière pour ces martyrset nous éloignâmes de ces lieux bénis presqu'à regret. De retour dans la ville, une voiture nous attendait. Nous escaladâmes et fouette cocher! Le voyage recommença. Je n'essaierais point de vous décrire le pays que nous traversâmes, parce que la description, comme le pays,respirait beaucoup trop le brulé! D'un coté en effet, à notre gauche s'étendait la grande plaine d'Esdrelon jonchée d'herbes sèches; un soleil de plomb pesait sur elle et n'eussent été ça et là quelques troupeaux enfermés dans des parcs, la vie aurait été complètement absente. A notre droite c'était plus agréable.La montagne se dressait, un peu abrupte parfois mais beaucoup plus riche en verdure qu'en Judée; des buissons verts étaient semés partout sur les flancs; bientôt même nous eûmes le bonheur de traverser une forêt de chènes; n'eut été la route nous aurions eu l'illusion que nous traversions un coin d'Europe. Oh! le plus vilain quand même! Mais cette route, comme elle était mauvaise! Dans tous son parcours ce ne sont que d'énormes crevasses propres à vous faire chavirer d'autant plus que le cocher n'a pas l'air de s'en soucier beaucoup; aussi la voiture prend-elle parfois des positions qui sont loin de l'horizontales. On a ensuite , par dessus le marché, en abondance de la poussière à avaler. Les habits noirs y font leur provision. Au bas d'une côte, en pleine campagne, nous nous arrètâmes auprès d'une fontaine. Il fallait faire boire les bêtes, les hommes aussi avaient besoin de se restaurer c 'est pourquoi à l'ombre de la voiture nous dégustâmes un diner des plus champêtre où la pastèque faisait office de boisson. Quand nous reprîmes notre course, un vent assez violent s'était élevé. Les chapeaux étant dépourvu de cordon il n'était pas commode de les maintenir sur la tête. Une minute d'oubli se payait cher. Soudain une coiffure part. Halte! Un saut de la voiture et le perdant s'en va à la poursuite de son bien. Il le saisit, mais non, le chapeau repart, cette fois -ci il le ramassera à coup sûr; pas du tout le voila qui s'élève encore. Enfin il le prend et s'en revient triomphant sur la voiture. On n'a pas fait cinquante mètres qu'un autre chapeau s'échappe des mains d'un autre frère. Nouvelle halte, nouvelle course, nouveau spectacle! En effet l'exemple a servi de leçon et aucun autre accident de ce genre n'arrive.Mais voici que nous arrivons au sommet d'une colline, tout près de Nazareth, de là nous découvrons un magnifique spectacle. A nos pieds, à notre droite, c'est encore la plaine s'élargissant comme un vaste lac; elle est fermée , à l'horizon par la montagne du sacrifice, par la montagne de l'Ouéli gardée par Naim. Devant nous au loin c 'est le Thabor au sommet arrondi; plus près c 'est le précipice. Tout à coup au tournant d'une colline nous apercevons Nazareth coquettement placé dans un petit vallon mais grimpant aussi sur l'une de ses hauteurs pour aller sentir les brises marines et regarder l'horizon lointain. Nous entrâmes dans cette jolie cité et quelques instants après nous étions à notre nouvelle résidence"